Genèse d’un roman

L’histoire de ce roman a commencé le jour où je suis entré dans l’ancienne maison de vacances de Victor Duruy, homme politique et historien du XIXe siècle.  Cette demeure dominant la vallée de la Dordogne appartenait toujours à ses descendants et la volumineuse bibliothèque de l’ancêtre ne semblait pas avoir bougé. En observant avec curiosité les ouvrages, un petit livre attira mon attention. Écrit par un missionnaire en 1843, il exposait les mésaventures de deux évangélisateurs, envoyés dans l’île Marquisienne de Tahuata, en plein océan Pacifique, et livrés à eux-mêmes au milieu de naturels plutôt rugueux et sourds à la parole du Dieu venu de France.

Une carte de l’archipel était jointe à l’ouvrage. Je fus très surpris de découvrir que le bras de mer séparant les îles d’Hiva-Oa et de Tahuata y était désigné sous le nom de Canal du Bordelais. Un bateau en provenance de Bordeaux avait donc en ce milieu XIXe touché ces côtes peu visitées et laissé sa trace en baptisant un lieu ?

Suite à la publication d’un essai, Toulouse Bordeaux l’un dans l’autre, dans lequel j’évoquais cette curiosité, un lecteur bordelais très au fait de l’histoire maritime de la ville a tenu à éclairer ma lanterne.

Dans son courrier, il me livra le début de l’explication : Entre 1816 et 1819, un capitaine de la marine royale du nom de Camille de Roquefeuil avait effectué pour l’armateur bordelais Jean Étienne Balguerie un tour du monde sur le trois-mâts marchand Le Bordelais. Voyage au cours duquel il avait fait escale aux Marquises, baptisant un Canal du Bordelais et un Cap Balguerie. Rentré au pays après trente-sept mois et deux jours de mer, le capitaine français avait même publié un ouvrage relatant son épopée.

Mis en appétit par cette révélation, je me mis en quête du livre en question. Si un exemplaire de l’édition originale de 1823 se révéla introuvable, j’eus une fois encore la bonne surprise d’apprendre qu’un auteur du nom de René Cruchet avait publié en 1952 à Bordeaux un ouvrage qui rappelait à ses contemporains ce haut fait de l’histoire maritime. Des extraits du livre de Roquefeuil assortis des commentaires de l’auteur firent toute la lumière sur les circonstances et les buts de cette unique circumnavigation de l’histoire effectuée par un trois-mâts marchand parti de Bordeaux.

En 1816, La France de la restauration, ruinée par les guerres napoléoniennes, était en manque de liquidités pour l’importation de marchandises. L’idée de l’armateur Jean Étienne Balguerie fut d’aller prospecter sur la côte ouest du continent américain, à la recherche d’un fret avantageux à troquer contre des marchandises européennes de faible valeur. Ce fret devait ensuite être échangé dans les ports chinois contre du thé et des porcelaines qui seraient revendus avec profit en Europe.

Immobilisé par l’hiver devant Vancouver sans avoir trouvé le fret espéré, le capitaine décida d’aller passer la mauvaise saison sous des latitudes plus clémentes et relâcha deux mois aux îles Marquises. Attirés par leur richesse en bois de santal, les premiers navires marchands américains y faisaient alors escale, et quelques aventuriers des mers avaient élu domicile parmi ses farouches tribus. Roquefeuil noua des relations amicales avec les insulaires et repartit avec vingt et une tonnes de santal qu’il avait échangé contre de la poudre et des fusils.

L’escale du Bordelais s’inscrit dans le contexte du développement de l’exploitation des ressources de l’océan Pacifique par les nations d’Europe et d’Amérique du Nord au début du XIXe siècle.

À l’arrivée du Bordelais, en décembre 1817, l’archipel isolé des Marquises n’avait reçu que très peu de visites des Européens et faisait figure d’Eden. Comme dans le reste du monde polynésien, les insulaires avaient construit un système social et religieux complexe. Depuis le voyage de Bougainville à Tahiti, le mode de vie Maori, fait d’indolence et de lascivité, mais qui incluait le cannibalisme, fascinait l’occident. L’introduction de l’alcool et des armes à feu par les navires baleiniers et santaliers mais aussi l’apparition de maladies inconnues et mortelles se révélèrent désastreuses pour les indigènes. Avant l’arrivée des Européens, on estimait la population de l’archipel à cinquante mille personnes. À partir de 1842, année de la prise de possession de ces îles pour la France par l’amiral Dupetit-Thouars et du séjour à Nuku-Hiva d’Herman Melville, la mortalité prit des proportions dramatiques. L’auteur Jean-Louis Teuruarii Candelot parle de cataclysme pour qualifier les effets sur le peuple marquisien de la deuxième moitié du XIXe siècle. Sous les actions conjuguées des navires de passage, de l’administration française et des missionnaires, la civilisation marquisienne s’effondra et la population passa près de la disparition, puisqu’il ne restait dans tout l’archipel qu’un peu plus de deux mille personnes en 1926.

Le tour du monde du Bordelais ne fut pas une réussite commerciale et les armateurs du port de la lune ne donnèrent aucune suite à ce voyage exploratoire qui fut rapidement oublié. Il reste dans le récit du Capitaine de Roquefeuil l’éblouissement de l’équipage pour la beauté de ces îles et la douceur de leurs habitants.

Siepky, marin engagé à Bordeaux pour sa connaissance des mers du sud et promu officier pendant le voyage, s’est rapidement imposé à moi comme le personnage clé du roman. Le mystère même qui lui est attaché le rendait idéal pour rassembler l’histoire et la fiction.

Extrait de texte :

“Les ombres lui firent signe de les suivre et il leur emboîta le pas. Une sorte de fièvre semblait habiter les silhouettes nombreuses qui se pressaient sur l’étroit chemin. Les torches éclairaient fugitivement une branche, une chevelure, un visage strié de tatouages, le tressage d’une vannerie. Au loin, résonnaient les battements graves des tambours, comme ceux d’un cœur exhumé des profondeurs du corps de l’île, dans des éclaboussements de terre noire et des craquements de racines.”

Rentrée 2009. La phase d’écriture se termine. J’ai eu la chance de pouvoir faire lire le texte à Pierre Veilletet, journaliste, ancien rédacteur en chef du journal Sud Ouest et auteur d’une dizaine de romans, dont “La pension des nonnes”, bijou d’écriture et prix Mauriac 86. Sa critique et ses conseils m’ont été extrêmement précieux.

Le dernier travail de polissage terminé, un autre commence : convaincre un éditeur.

Ha te hahi ! Quelle joie…

…de constater que les chapitres et les contributions s’enchaînent.

Mon ami auteur et scénariste Joël Couttausse a relu le texte et m’a apporté un très utile éclairage. Franck Lehoux, ancien marin à bord du Belem m’a donné une foule d’informations sur le métier de gabier dans la marine à voile. Une garantie d’éliminer les approximations dans le quotidien des personnages en ces années 1816-1817. Georges Toti Teikiehuupoko et Benjamin Teikitutoua de l’Académie Marquisienne, ont effectué un superbe travail en corrigeant et enrichissant le lexique très approximatif des mots et expressions marquisiennes que j’avais composé. Je suis donc loin d’être seul sur le Bordelais…

Il n’y a pas de vérité, il n’y a que des histoires.

Dixit Stephen King

L’été a été propice à des choix de fond. Après avoir terminé l’écriture de la première mouture du texte et enfin pu lire l’original du livre de bord de Camille de Roquefeuil, je me suis posé la question suivante :  Dois-je privilégier le fidélité au texte historique qui est support du roman ou puis-je prendre avec lui des libertés qui serviront la narration et le rythme de l’histoire ?  À cette interrogation, Joël m’a suggéré la citation de King. Il est vrai que mon sujet n’est pas ce voyage en lui-même. Le voyage est un prétexte pour mettre en scène des personnages fictifs qui ont leur propre quête, indépendante du contexte.  Dès lors, mieux vaut assumer la fiction et, tout en restant fidèle à la chronologie, ne pas m’enfermer dans un cadre limitatif qui ne permettrait pas à l’intrigue de s’épanouir.

La deuxième phase d’écriture commence donc avec cette rentrée.

Kaoha nui Purutaa *

Un événement tout à fait inattendu et inespéré me montre que les anciens atuas marquisiens regardent ce projet d’un œil favorable.

J’ai trouvé sur le net en cherchant de la documentation, un excellent blog intitulé

“Les Marquises” : http://tahitinui.blog.lemonde.fr/category/histoire-mythe-legende/

Actualité, mais aussi Histoire, littérature, culture…. J’ai envoyé un mail à son auteur, le félicitant et l’invitant à visiter mon propre blog. Ce qu’il a fait sans tarder. Constatant ma recherche infructueuse du livre original du capitaine de Roquefeuil, il m’a illico envoyé un lien qui m’a permis de télécharger gratuitement la totalité du livre numérisé.

Ce livre que je croyais à jamais introuvable, (il n’est ni à la Bibliothèque Nationale de France, ni aux Archives Municipales de Bordeaux), je l’ai maintenant en totalité, sur mon écran.

Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, Purutaa (l’auteur du blog), m’a mis en relation avec deux membres de l’Académie Marquisienne qui vont corriger tous les termes que j’emploie dans l’histoire.

Le voyage continue sous les meilleurs auspices.

* Grand merci Purutaa

Des réponses

Tout d’abord un grand merci à Christian, Anne, Roland, Daniel et Denis d’avoir écrit de très beaux commentaires qui sèment quelques points d’interrogation.

L’habit flatteur de l’écrivain me paraît un peu ample à porter. Je préfère me penser comme un amant de l’écriture, moi qui vole du temps pour aller la retrouver, pour me perdre et me retrouver avec elle.

Oui, Jean de la Ville de Mirmont m’a légué son imaginaire des départs que peuvent susciter encore aujourd’hui les quais désertés de Bordeaux. Et ses vers se prêtent particulièrement au personnage en partance, au début de l’histoire :

“… Ivres d’air et de sel et brûlés par l’écume,

de la mer qui console et qui lave des pleurs,

ils connaîtront le large et sa bonne amertume;

Les goélands perdus les prendront pour des leurs.”

Et au bout des mers qui ne sont pas infinies, se dressent le îles Marquises. En ce début de XIXe siècle comme depuis les temps immémoriaux, les hommes y vivent aux côtés d’un peuple de dieux presque aussi nombreux qu’eux. Ils honorent les dieux majeurs, Tanaoa, le premier créateur, Fatu Moana, le maître de l’océan, Atuana, celle qui engendre la vie, mais ils fréquentent aussi une foule de petits dieux aux registres spécialisés.

Ceux-là sont partout, dans certains rochers, dans les arbres et les eaux, dans les objets que l’on fabrique. On en craint certains, on en respecte beaucoup mais on peut aussi révoquer facilement ceux dont on n’est pas satisfait.  Ces dieux ne sont pas très exigeants. Ils ne demandent, comme tout homme, qu’un peu de partage.

Les sirènes de la Garonne

Pour faire suite à la sortie du livre Toulouse-Bordeaux, Marie-Luce Ribot, journaliste à Sud-Ouest Dimanche, m’a proposé d’écrire un article qui traiterait uniquement de Bordeaux. Je me suis alors aperçu que la part de la ville qui me faisait le plus rêver était sa part disparue, son port. Et c’est en écrivant ce texte que l’idée du roman a commencé à m’apparaître. 

SUD OUEST Dimanche, 15 mai 2005.

Descendant la Garonne depuis mon port natal de brique rose, j’ai posé un jour mon coffre de voyage sur le large quai de Bordeaux. Une autre rive, dans cette autre ville familière, est devenue un autre chez moi.

J’ai aimé les berges ventées du fleuve et les éphémères guinguettes posées à l’emplacement des hangars disparus. Là, j’ai imaginé devant la rade déserte la danse des mâts des grands voiliers, en partance aux siècles derniers pour les immensités océanes.

En 1840, Théophile Gautier de passage à Bordeaux s’extasiait de l’élégance naturelle des femmes du peuple qui allaient et venaient sur le port : “Avec leur amphore sur la tête, leur costume à plis droits, on les prendrait pour des filles grecques et des princesses Nausicaa allant à la fontaine.” 1

Le gascon chantant de leur langage devait être un exotisme de plus pour un écrivain parisien fraîchement débarqué.

Musardant sur l’autre rive, aux abords de la guinguette d’Alriq, j’ai été témoin un matin d’été du bain d’une étrange sirène. Aussi à l’aise dans les flots boueux qu’elle l’eût été dans un lagon des mers du Sud, elle nageait en travers du fleuve, profitant du calme de l’étale. Un mirage de sensualité joueuse, légère.

Bordeaux ce jour-là était une île.

De l’autre côté du monde, c’est cette même grâce qu’ont retrouvée les marins partis du port de la lune, munis de rameaux cueillis dans les bois de Lormont, en guise de porte-bonheurs pour la traversée.

Attachés à la marine à voile, les armateurs bordelais du début du XIXe siècle s’étaient fait une spécialité des destinations lointaines, inaccessibles aux plus modernes navires à vapeur.

C’est ainsi que dans l’archipel des Marquises, entre les îles d’Hiva Oa et Tahuata, un bras de mer se nomme toujours aujourd’hui “Canal du Bordelais”.  Peut-être après l’expédition de l’amiral Dupetit-Thouars qui en 1842 prit possession de ces îles pour la France, un hardi capitaine d’ici décida-t-il d’imprimer une trace de son passage.

Herman Melville, l’auteur américain de “Moby Dick” alors âgé de vingt-trois ans et matelot à bord d’un navire baleinier, fit relâche aux Marquises la même année et décrit ainsi son arrivée : “Nous étions arrivés à un mille et demi à peu près du fond de la baie, quand plusieurs insulaires qui avaient enfin réussi à gagner le bord nous désignèrent dans l’eau, en avant du navire, une singulière agitation. (…) Nos sauvages nous affirmèrent qu’elle était due à un banc de vahinés, qui s’en venaient ainsi du rivage à notre rencontre. Comme elles se rapprochaient, je distinguai bientôt les formes des nageuses. Le bras droit levé, elles maintenaient hors de l’eau leur pagne de tapa, et leurs longues chevelures noires traînaient dans leur sillage. On eût cru voir autant de sirènes…” 2

Si Bordeaux est restée si longtemps nostalgique du départ de son port et de la fin de ses aventures marines, c’est peut-être qu’elle y a perdu plus que des affaires : Une part de mystère et d’imaginaire.

Est-ce dû à ses eaux qui la traversent pour se fondre dans l’océan ? À tous ces voyageurs conquis dont je fais partie, qu’elle a mêlés en son sein ? Bordeaux a une singulière faculté d’oubli. Où repartir en voyage, où retrouver ses escales, où découvrir les réussites et les tragédies de son histoire maritime ?

Je rêverais pour la ville d’un lieu de mémoire et d’évasion sur ce qui a fait sa fortune et modelé son caractère : Un lieu qui raconterait toutes les pages de cette épopée. Qui attirerait régulièrement de grands voiliers, à l’instar de Brest ou de Rouen. En rêvant encore un peu plus, la réplique d’un navire à voiles parti d’ici il y a deux siècles serait amarrée à proximité sur le port, comme la Santa Maria à Barcelone et le Bounty à Sydney. Avec bien sûr une sirène en figure de proue, pour nous guider de nouveau vers l’horizon.

 

 

1 Voyageurs à Bordeaux. Louis Desgraves. Mollat éditeur

2 Taïpi. Herman Melville. Éditions Gallimard

Pourquoi ?

 “Un merveilleux malheur”, selon l’expression de Boris Cyrulnik, ne peut rester longtemps tu ni caché. Pour moi, il est la source de tout. Mon désir d’écrire est intimement lié à mon expérience de la disparition de mon univers, un jour d’enfance, pour la froideur de “l’Assistance Publique”.

Ce choc émotionnel violent a aussi été une formidable chance. En faisant mourir celui que j’étais ou que j’aurais pu être, il m’a fait naître à moi-même.

J’ai découvert l’unicité, la possibilité d’agir et l’importance de la mémoire.

Camus écrit dans “L’étranger” : “J’ai compris alors qu’un homme qui n’aurait vécu qu’un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s’ennuyer. Dans un sens, c’était un avantage.”

Je suis donc devenu autre, et j’ai écrit.

J’ai écrit contre l’oubli, pour me rassembler. Pour chercher où je pourrais me sentir chez moi.

C’est en écrivant que je l’ai trouvé. 

 

Deux gouttes de Garonne

Rivales, jalouses, aux antipodes l’une de l’autre, Toulouse et Bordeaux ? Une ville latine pleine d’énergie, contre une ville froide et nostalgique ? Et si Toulouse et Bordeaux s’assemblaient au contraire comme deux gouttes de Garonne ?
Pour trouver leur air de famille, il faut entrer dans leur histoire, chercher derrière leurs façades de brique et de pierre les souvenirs et la culture qui les unissent.
Leurs unions médiévales, leurs semblables combats pour des indépendances perdues, leur lien-fleuve, transportant pendant des siècles les marchandises de l’une à l’autre, leurs solidarités croisées des périodes troubles, de la Révolution à l’Occupation…
Les villes ne partagent-elles pas l’héritage de la langue d’oc, ne cultivent-elles pas leur tropisme espagnol, ne se régalent-elles pas des mêmes recettes, ne se rencontrent-elles pas sur les mêmes stades ?
Bien sûr chacune a sa personnalité, sa géographie, ses intérêts. Toulouse et Bordeaux sont loin d’être identiques, mais elles sont semblables. L’un dans l’autre, il y a de la brique dans le port de la Lune comme il y a de la pierre dans la Ville rose. Cette quête de liens est aussi celle de l’auteur qui, un pied ici et l’autre là, a cherché les ressemblances pour se rassembler.

Toulouse Bordeaux sur TV7