Web vidéo Mollat, 11 février 2011
Rencontre à la librairie Mollat
Entretien avec Naly Razakandraïbé.
Le billet de Naly Razakandraïbé
Un bateau livre.
Premières lignes, premières chutes. Dans le même mouvement, nous voici dans l’action. Une écriture efficace, prenante. Une lecture vivante comme peut l’être un spectacle, un film. Serge Legrand-Vall ne s’alourdit pas de psychologisme. L’intention est narrative. L’enjeu se joue tout en joie. Une allégresse de sensations, une jubilation quiète, la luxuriance d’un vocabulaire tout en voyelles et à chaque page un parfum, un courant d’air porté aux narines du lecteur… On lit aussi avec son nez. Comme les yeux détectent le mouvement dans l’immobilité d’une écriture. Le nez attrape la vie dans l’invisibilité d’un effluve. Ces bouffées de lecture font cette allégresse et nous poussent tel un bateau livre d’une Lisle à d’autres. De Lisle-sur-Tarn, la bourgade tarnaise où Alban vit, Aux îles Henua Enana, le Pays des hommes, les îles Marquises selon d’autres hommes. Avec le jeune mousse, le lecteur respire ce voyage et l’on se grise à tourner les pages. Après une seconde chute dans le port de Bordeaux et celle évitée de justesse sur le Tarn, il devra s’agir pour Alban d’être vigilant pour la suite. Mais bon… L’auteur invite et l’écriture incite à garder tous nos sens en éveil.
Si ce roman est initiatique, il l’est assurément d’abord pour son auteur. Premier roman comme un baptême. S’il fallait un parrain dans une filiation littéraire d’auteur-conteur, André Dhôtel, forcément hospitalier, pourrait être celui-ci et Gaspard, personnage central de son roman “Le pays où l’on n’arrive jamais”, prix Femina en 1955, une doublure d’Alban. Même profil de héros, même filon d’aventure, même fil narratif tressé de poésie. Ici, sur l’océan Pacifique, comme dans la forêt ardennaise de Dhôtel, le voyage est littéralement un prétexte pour nous conduire, dans un vrai plaisir de lecture, vers un en dedans de soi où se déploie le destin des personnages fictifs et celui de qui l’écrit.
Chaque livre est une île dans la mer intime de nos lectures. Par-dessous les vents et les courants, toutes communiquent entre elles.
Lecteurs, clandestins par définition, nous attendons la prochaine île de littérature, nouvelle destination de cet auteur accoucheur et accouché. Alors, à nouveau, nous voyellerons avec lui. Un seul mot d’ordre, de luxe, de calme et de volupté à l’annonce de ce futur accouchement dont il sera à la fois le père et le fils. Une injonction amicale et exotique empruntée aux cousins du Pays des hommes : Va, y nais !
Librairie Mollat, Bordeaux, 26 janvier 2011.
Aqui ! Les lectures du vendredi
Il y a quelques jours à peine, les éditions Elytis faisaient escale au Musée des Douanes de Bordeaux. Place de la Bourse, à l’heure où le fleuve esseulé se plait à murmurer à la brume les chants des marins oubliés, l’esprit était à la fête : on retraçait là la traversée d’Elytis, entre 2000 et 2010. Dix ans déjà, un beau voyage, durant lequel les malles s’emplirent de multiples trésors. Une destinée qui fait la part belle aux découvertes, aux passionnés de tout bords, aux utopies rassérénantes. En signe de pacte que le voyage ne fait que commencer, et pour l’occasion de cet anniversaire, l’équipe d’Elytis offre à lire « Les îles du Santal » de Serge Legrand-Vall. Hissez haut!
On retrouve avec cet opus de la collection Grands Voyageurs, un de ces albums où l’on aimait, enfant, dévorer aventures, héroïsmes, rêves fous : Un format dont l’amplitude fait que l’on se pose dans l’histoire, avec respect et attention ; des lettrines évocatrices qui font qu’on s’embarque en lecture comme en contrées lointaines ; des illustrations enfin, à l’image de celles devant lesquelles le lecteur de jadis laissait voguer son esprit vagabond.
Le décor ainsi posé, que viennent les personnages, que viennent les flots des grandes aventures ! Serge Legrand-Vall nous pousse dans le sillage d’Alban, jeune aquitain à qui la première blessure d’amour fait larguer les amarres. Du port de Bordeaux il quitte sa terre pour la mer, à bord du « Bordelais » en partance pour les îles, celles aux doux noms de femmes ensorceleuses: les Marquises. Du grand voyage il apprend la rudesse de sa nouvelle vie d’homme, la peur mêlée d’envie, la camaraderie, la ruse. Comme si l’air du large concentrait dans ses embruns, tout ce que le monde compte de visages, tout ce que la vie compte de couleurs.
Mais aux abords des îles, il arrive que la réalité se farde, que les repères se brouillent. D’un paradis enchanteur émerge aussi un monde où les influences mouvantes entament leur travail de sape. Où les traditions ancestrales, fidèles à leurs valeurs d’accueil et de générosité, se corrompent soudain, prises au piège d’une danse sournoise, hélas irréversible. « Les îles du Santal » donnent à rêver, mais aussi à réfléchir ce qui ne gâche rien. Invitation au voyage où s’invitent également le recul nécessaire à toute prise de conscience, le clair-obscur du peintre qui sculpte le relief. Ne dit-on pas que les voyages forgent la jeunesse ? Sous la forge du temps, la jeune Elytis trace sa route.
Puisse-t-elle, à l’instar des héros dont elle porte les couleurs, voguer toujours plus loin, toujours aussi fièrement. Hissez haut !
Anne DUPREZ
Premières pages
Lisle-sur-Tarn, septembre 1816
Le garçon vit trop tard le cordage tendu qui reliait la longue embarcation sombre au pieu planté dans la berge. Il s’étala de tout son long sur la vase caillouteuse du bord et son bonnet fut projeté sur l’eau de la rivière. Pataugeant pour aller le repêcher avant qu’il ne sombre, il maudit sa maladresse et sa distraction. La nuit tombait sur les bâtisses de brique trapues qui constituaient la bourgade de Lisle et les martinets se donnaient la chasse à grands cris stridents au-dessus des tuiles orangées.
Frottant sa chemise tachée, Alban se sentit soudain submergé par la colère comme par une vague de cette eau brune que la tempête parfois agitait en furieux remous. Non, ce n’était pas possible, elle ne pouvait pas lui préférer celui qu’elle appelait son fiancé, juste parce qu’elle avait appris à marcher en même temps que lui et que leurs familles avaient décidé de réunir leurs arpents de vigne ! Il allait lui parler une fois encore, elle l’aimait toujours, elle devait bien l’aimer encore, même si elle ne voulait plus le dire.
Inexplicablement, à cet abattement qui durait depuis une semaine, succéda un état d’intense d’euphorie. Une semaine qu’elle lui avait annoncé que son choix était fait, qu’elle ne pourrait plus le voir. Plus de la même façon. Les familles s’étaient mises d’accord pour la date du mariage. Mais cette noce n’aurait pas lieu. Oui, c’était l’évidence même, il allait promettre à Émeline la belle vie qu’ils auraient ensemble. C’était lui et lui seul qu’elle devait épouser. Bientôt, avec ce que lui rapportait son association avec son oncle, il pourrait acheter son propre bateau et l’emmènerait sur le courant du Tarn, puis sur la Garonne jusqu’à Bordeaux, la ville aux mille curiosités. Il s’engagea en hâte sous la porte fortifiée du port, vers la place de la halle où logeait la jeune fille, sans se soucier de la boue maculant son pantalon de toile claire.
En cette soirée de septembre, il y avait encore du monde dans les ruelles. Mais il ne voulait pas voir toutes ces têtes connues et mille fois croisées, si connues qu’il répétait avec chacun les mêmes paroles jour après jour. Il ignora la mère Yvrac à sa porte et les frères Duprat qui excitaient leurs bœufs pour les faire reculer et décharger la vendange dans leur chai. Une autre fois, il se serait arrêté pour le coup de main, mais aujourd’hui, il n’y avait qu’une seule chose qui existait, une seule chose à faire. Un vent frais soufflait de l’aval de la rivière, agitant les larges feuilles des figuiers dont les fruits bleuissaient. Il arriva sous les arcades de la grande place et s’engagea sous un porche ouvert alors que les premières étoiles piquaient le voile sombre qui descendait sur le village. Il avait vu, là-haut, de la lumière à la fenêtre de la mansarde d’Émeline. Elle était déjà rentrée de son service. Il s’engageait, euphorique, dans l’escalier du deuxième étage encombré de vieux ustensiles de cuisine quand il ralentit, l’oreille blessée par les sons qu’il percevait. Il monta encore deux marches et s’arrêta tout à fait, le cœur battant trop vite. De la porte en bois ciré qui fermait le haut de l’escalier, lui arrivaient des bruits qu’il n’identifiait que trop bien. De petits gémissements, des ahanements plus graves et les grincements du lit. Ainsi, il n’y avait plus de doute à avoir. Elle s’était bien pressée de l’oublier, de se donner toute à l’autre. Il ne verrait plus ses yeux verts fixés dans les siens. Il ne toucherait plus ce corps à la peau pâle dont l’absence l’obsédait. Une vague de rage l’emporta, le libérant de sa stupeur immobile. Attrapant une casserole de fonte ébréchée posée au coin d’une marche, il la lança à toute volée contre la porte du repaire ennemi. Dans un bruit de tonnerre, l’objet se cassa, brisant dans le choc les planches de la frêle porte et déclenchant un cri strident bientôt suivi d’exclamations dans toute la maison. Il redescendit sourd et aveugle, si vite que les habitants alarmés sortis sur le palier du premier étage eurent du mal à le reconnaître.
À suivre…
Les îles du santal
Le 23 mars 2010, après un long voyage, ce roman vient de trouver son éditeur : Elytis, à Bordeaux.
Je ne saurais trop remercier ceux qui m’ont apporté leur aide, Pierre Veilletet, Joël Couttausse et René Doudard Purutaa, l’indispensable guide marquisien sans lequel tout aurait été encore plus difficile.
Cette image d’un navire du capitaine Cook abordant aux Marquises en 1774 (quarante ans avant l’action du roman) est sûrement assez proche de celle du Bordelais dans les mêmes eaux. Au bout de la traversée, les romans, comme les navires, ont besoin de trouver un port.
Résumé
Pourquoi le bras de mer séparant deux îles de l’archipel des Marquises, en plein océan Pacifique, est-il nommé sur les cartes “Canal du Bordelais” ? Que va chercher sur ces rivages du bout du monde, au tout début du XIXe siècle, l’équipage d’un trois-mâts marchand parti du port de la Lune ?
Quand son navire met l’ancre dans la baie de Taiohae, Alban, jeune mousse en rupture familiale, est ébloui par la rencontre avec une civilisation dont les valeurs et la puissance sont aux antipodes de la sienne. Dans les tribus de l’île de Nuku Hiva, la vie quotidienne, sous la protection de l’infini peuple des dieux, est inchangée de mémoire d’homme. Mais, le temps d’une escale, chacun prend peu à peu conscience des bouleversements dont ce nouveau contact est annonciateur.