Les sirènes de la Garonne

Pour faire suite à la sortie du livre Toulouse-Bordeaux, Marie-Luce Ribot, journaliste à Sud-Ouest Dimanche, m’a proposé d’écrire un article qui traiterait uniquement de Bordeaux. Je me suis alors aperçu que la part de la ville qui me faisait le plus rêver était sa part disparue, son port. Et c’est en écrivant ce texte que l’idée du roman a commencé à m’apparaître. 

SUD OUEST Dimanche, 15 mai 2005.

Descendant la Garonne depuis mon port natal de brique rose, j’ai posé un jour mon coffre de voyage sur le large quai de Bordeaux. Une autre rive, dans cette autre ville familière, est devenue un autre chez moi.

J’ai aimé les berges ventées du fleuve et les éphémères guinguettes posées à l’emplacement des hangars disparus. Là, j’ai imaginé devant la rade déserte la danse des mâts des grands voiliers, en partance aux siècles derniers pour les immensités océanes.

En 1840, Théophile Gautier de passage à Bordeaux s’extasiait de l’élégance naturelle des femmes du peuple qui allaient et venaient sur le port : “Avec leur amphore sur la tête, leur costume à plis droits, on les prendrait pour des filles grecques et des princesses Nausicaa allant à la fontaine.” 1

Le gascon chantant de leur langage devait être un exotisme de plus pour un écrivain parisien fraîchement débarqué.

Musardant sur l’autre rive, aux abords de la guinguette d’Alriq, j’ai été témoin un matin d’été du bain d’une étrange sirène. Aussi à l’aise dans les flots boueux qu’elle l’eût été dans un lagon des mers du Sud, elle nageait en travers du fleuve, profitant du calme de l’étale. Un mirage de sensualité joueuse, légère.

Bordeaux ce jour-là était une île.

De l’autre côté du monde, c’est cette même grâce qu’ont retrouvée les marins partis du port de la lune, munis de rameaux cueillis dans les bois de Lormont, en guise de porte-bonheurs pour la traversée.

Attachés à la marine à voile, les armateurs bordelais du début du XIXe siècle s’étaient fait une spécialité des destinations lointaines, inaccessibles aux plus modernes navires à vapeur.

C’est ainsi que dans l’archipel des Marquises, entre les îles d’Hiva Oa et Tahuata, un bras de mer se nomme toujours aujourd’hui “Canal du Bordelais”.  Peut-être après l’expédition de l’amiral Dupetit-Thouars qui en 1842 prit possession de ces îles pour la France, un hardi capitaine d’ici décida-t-il d’imprimer une trace de son passage.

Herman Melville, l’auteur américain de “Moby Dick” alors âgé de vingt-trois ans et matelot à bord d’un navire baleinier, fit relâche aux Marquises la même année et décrit ainsi son arrivée : “Nous étions arrivés à un mille et demi à peu près du fond de la baie, quand plusieurs insulaires qui avaient enfin réussi à gagner le bord nous désignèrent dans l’eau, en avant du navire, une singulière agitation. (…) Nos sauvages nous affirmèrent qu’elle était due à un banc de vahinés, qui s’en venaient ainsi du rivage à notre rencontre. Comme elles se rapprochaient, je distinguai bientôt les formes des nageuses. Le bras droit levé, elles maintenaient hors de l’eau leur pagne de tapa, et leurs longues chevelures noires traînaient dans leur sillage. On eût cru voir autant de sirènes…” 2

Si Bordeaux est restée si longtemps nostalgique du départ de son port et de la fin de ses aventures marines, c’est peut-être qu’elle y a perdu plus que des affaires : Une part de mystère et d’imaginaire.

Est-ce dû à ses eaux qui la traversent pour se fondre dans l’océan ? À tous ces voyageurs conquis dont je fais partie, qu’elle a mêlés en son sein ? Bordeaux a une singulière faculté d’oubli. Où repartir en voyage, où retrouver ses escales, où découvrir les réussites et les tragédies de son histoire maritime ?

Je rêverais pour la ville d’un lieu de mémoire et d’évasion sur ce qui a fait sa fortune et modelé son caractère : Un lieu qui raconterait toutes les pages de cette épopée. Qui attirerait régulièrement de grands voiliers, à l’instar de Brest ou de Rouen. En rêvant encore un peu plus, la réplique d’un navire à voiles parti d’ici il y a deux siècles serait amarrée à proximité sur le port, comme la Santa Maria à Barcelone et le Bounty à Sydney. Avec bien sûr une sirène en figure de proue, pour nous guider de nouveau vers l’horizon.

 

 

1 Voyageurs à Bordeaux. Louis Desgraves. Mollat éditeur

2 Taïpi. Herman Melville. Éditions Gallimard

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2 Responses to “Les sirènes de la Garonne”

  1. DL says:

    Le mot “vahiné” est chargé de sensualité et les peintures de Gauguin ont conforté l’émotion du voyageur aux fantasmes galopants.

    Personne ne savait que la Garonne y avait son rôle mais cela semble bien être le cas! Heureux pays celui qui inspire les sens, heureux texte celui duquel naît le désir.

    C’est le grand miracle de la Bible, poème d’avant les poèmes, de respirer, au-delà d’autres interprétations plus austères, de sensualité, de longues chevelures noires et odorantes et c’est sûrement là que se rejoignent le fleuve d’ici et le livre des livres de là-bas!

    Il convient d’espérer des futurs où la vie serait pleine de sève. Voyager dans les contrées modernes et n’y ressentir aucun sursaut du corps, quelle morne tristesse si l’avenir est cela, sans désir, de formes informes; que la Garonne continue à porter ces corps amoureux, au son des mots ancestraux que le livre du départ a bien voulu modeler…

  2. DL says:

    La Bible, “Biblia” en grec (les livres), n’est pas UN livre, c’est toute une bibliothèque! Et, au-delà (surprise) de sa sensualité diffuse, elle veut UN Dieu, c’est l’ écrit du monothéïsme, dans lequel nous vivons, tout naturellement, nous Occidentaux. Le christianisme (occidental) n’est-il pas une secte, une communauté d’un judaïsme original disparu, détruit avec le temple de Jérusalem par la force physique suprême de l’époque, la force romaine?

    Mais c’est bien longtemps avant que les hommes ont commencé à avoir conscience de leur destin, de leur mort inéluctable… La première réponse à cette angoisse primordiale semble bien n’avoir pas été le monothéïsme mais autre chose (qui semble maintenant bien irrationnel) que les Occidentaux fascinés appellent “chamanisme”… Les sociétés dites primitives vivent avec le chamanisme, en Sibérie par exemple; l’homme n’y est pas un être supérieur, extérieur à la Nature; il en fait partie intégrante; il en est une parcelle comme l’arbre, l’antilope, l’eau de la rivière…
    Qu’en est-il des îles Marquises?