Un extrait

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Depuis Flix, la route suivait le cours de l’Èbre. Fleuve nonchalant, luisant comme une longue couleuvre sombre. Elles étaient là si proches, ces eaux dans lesquelles s’étaient baignés ses parents et avant eux leurs parents, ces eaux qui attiraient et dispensaient la vie dans ce pays plissé de montagnes sèches. La fraîcheur était tombée, mais elle n’avait rien à voir avec le froid vif des soirées pyrénéennes. Par la fenêtre de la portière ouverte, Antoine respirait des odeurs étrangères, mates, grasses. Des odeurs lourdes de secrets envasés, entraînés par les flots lents. Des odeurs minérales aussi, venues de ces roches grises qui portaient un manteau d’arbres maigres et tortueux. Le ciel commençait à s’obscurcir. Il avait pris le temps de s’arrêter à Lleida pour manger une assiette de pain, tomates, olives et serrano, arrosés d’un vin parfumé du Priorat qui l’avait mis de bonne humeur. Puis il avait flâné autour de la cathédrale. Mais à l’approche de la nuit, Antoine se reprochait cette étape trop prolongée.

Les lumières d’un hameau à sa gauche attirèrent son attention. Peut-être son regard s’attarda-t-il trop longtemps sur deux enfants accroupis qui jouaient sur le pas d’une porte, peut-être cette image le fit-elle rêver à une autre réalité.

Il comprit que, malgré la faible allure de son véhicule, il arrivait trop vite sur ce pont étroit, aperçu trop tard.

Second roman

Écrire, c’est toujours voyager dans un monde intérieur sans lumière.

Il y a très longtemps que j’avais envie d’entreprendre ce périple dans le pays disparu de ma famille, dans des événements refoulés. J’ai su très tard, beaucoup trop tard. J’ai beaucoup interrogé, mais obtenu peu de réponses. La mémoire familiale est comme un champ de ruines dans lequel on retrouve ça et là un objet qui rappelle la vie des anciens habitants. Il faut de grands efforts d’imagination pour reconstituer ce qu’a pu être ce passé enfoui. J’ai pu sauver quelques bribes, informations, photos. Bien peu.

Et pourtant cela suffit. Cela suffit parce que je suis constitué de ce silence et de cet insu. Parce que bâtir des constructions imaginaires sur les fondations ruinées est une des choses que je sais le mieux faire. Peut-être aussi cela m’arrange t-il de ne pas savoir pour me servir de la liberté, de la légèreté de l’écriture. Non je ne sais pas ce qui s’est passé et pourtant, je sais. Je sais ce qui manque et c’est cela que je vais raconter.

Quand la guerre est civile, les repères disparaissent, les pères aussi. Dans ce livre, la bataille de l’Èbre est le tombeau d’un père tombé au front en 1938. Un père énigmatique que la mère confond dans son discours avec son mari français, et dont le fils ne connaît que le portrait. C’est l’histoire d’un secret et de la douleur qui l’entoure, dans une période d’idéaux et d’engagement.

À quoi bon écrire des livres si on n’invente pas la vérité ?

Citation de Jorge Semprùn. Le mort qu’il faut

La vérité est cette chose insaisissable dont chacun ne voit qu’une partie, avant qu’elle ne soit déformée par d’autres et disparaisse. Certaines vérités se perdent dans l”oubli, irrémédiablement. Or l’oubli est mon ennemi personnel. Je le combats avec mes armes. L’écriture est la principale.

Je ne saurai jamais tout à fait comment ceux qui m’ont précédé ont traversé la tourmente de la guerre d’Espagne. Ni ce qu’ils pensaient, ni quelles furent les raisons de leurs choix. Alors, il ne me reste qu’à l’inventer.

Cette histoire ne sera donc pas la leur. Les personnages du roman ne seront pas eux. Tout sera différent, car à la différence du récit, le roman n’est pas témoignage. Cependant, aux couleurs que j’ai découvertes, habitée par les passions que j’ai perçues, par les silences qui m’ont bercés, cette histoire sera vraie. Jorge Semprùn, un de mes référents en littérature, avait fait sienne cette citation de Boris Vian dans L’écume des jours : “Dans ce livre tout est vrai, puisque j’ai tout inventé”.

Séjour éclair à Mòra d’Ebre

Huit heures de route depuis les Pyrénées pour aller repérer ce village, marcher dans ses rues, découvrir le fleuve lent et les montagnes qui l’environnent, faire des rencontres, trouver les éléments qui me manquent sur son histoire, me poser là brièvement…

De la mémoire évanouie de ma famille espagnole, ne reste que le nom de cet endroit, dont est originaire ma grand-mère. Mòra d’Ebre, Mòra la Nova, deux villages qui se font face, de part et d’autre du fleuve. Entourés de vignes, de vergers, d’oliveraies. Théâtre de la bataille de l’Èbre, affrontement d’une extrême violence, qui a précipité la défaite du camp républicain et la fin de la guerre dEspagne.

Après avoir rédigé la première partie de ce roman, je devais absolument voir les lieux où se passe la suite, qui est aussi l’avant, là où se noue la tragédie. Plonger dans les eaux sombres de l’Èbre, pendant l’été 1937.

Écrire les Marquises

Écrire les Marquises

Te a’itua, la transmission

Il en va des peuples comme des arbres. On peut les tailler, les couper jusqu’au près du sol, tant qu’il reste des racines vivantes, ils repousseront. Tel est le peuple Marquisien “Enana”. Amputé en un siècle de plus des neuf dixièmes de sa population et d’autant de sa mémoire, il a réussi d’abord à survivre et à assimiler tous ceux qui avaient débarqué sur ses îles pour y rester. Ensuite, avec un appétit féroce depuis les années quatre-vingt, les Marquisiens ont reconquis tout ce qui pouvait l’être de leur culture longtemps diabolisée par le clergé catholique. “L’église a imposé le tabou, l’église a levé le tabou.” Cette clairvoyance tardive est arrivée juste à temps. Vingt ans plus tard, il n’y aurait peut-être plus eu grand-chose à sauver.

Ce projet de récupération et de réinvention de soi-même est porteur de beaucoup d’énergie. J’ai été frappé, en débarquant sur l’île de Nuku Hiva que je n’étais jamais parvenu à me représenter, par la joie et l’optimisme qu’elle dégage. Dans l’archipel où deux grands artistes ont choisi de venir mourir, on a choisi de vivre. Vivre en exhumant l’héritage des ancêtres et en construisant là-dessus tout son désir d’être au monde d’aujourd’hui. Dans ces îles sauvages et peu peuplées, ceux qui font le festival Matavaa, ce sont tous les habitants. Qui confectionnent leurs costumes traditionnels, répètent leurs danses pendant des mois et les offrent au public sur les sites historiques fraîchement restaurés. On chercherait en vain autant d’authenticité partagée à Tahiti. L’isolement a aussi des avantages.

Les Marquises, c’est un réveil identitaire exemplaire, parce que généreux, loin du mercantilisme et même cohérent avec un projet politique. “Le temps s’immobilise, aux Marquises” chantait Brel. J’ai vu les images magiques de ce temps arrêté dans la baie isolée d’Anaho, à Nuku Hiva, là où Stevenson avait fait escale en 1888. Mais l’impression dominante que je garderai de ce voyage, c’est plutôt de Marquisiens en pleine reconstruction d’un pont entre leur passé à leur futur, et qui jouissent de ce chantier qu’ils se sont offert.

L’île en dedans

“Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence. Il y avait des îles dérivées, mais l’île, c’est aussi ce vers quoi l’on dérive, et il y avait des îles originaires, mais l’île c’est aussi l’origine, l’origine radicale et absolue. Séparation et recréation ne s’excluent pas sans doute, il faut bien s’occuper quand on est séparé, il vaut mieux se séparer quand on veut recréer…”

(Gilles Deleuze – L’île déserte et autres textes)

Ce texte que je découvre* est une révélation. C’est la première fois que je lis, décrite et décryptée, l’attirance puissante pour les îles telle que je la ressentais enfant. Ce temps où je me projetais dans l’imaginaire d’un pan de terre isolé, où l’apaisement de la reconstruction était possible. C’est le rôle qu’a endossé le personnage principal des Îles du santal : Partir à la recherche de celle dont il est séparé et la retrouver symboliquement dans cette île étrangère, cette île que sa disponibilité à la rencontre transforme en nouveau lieu originel.

* Merci à Corinne Benand, chercheuse d’îles

L’imaginaire et le réel

“Je hais les voyages et les explorateurs…” Écrivait Claude Lévi-Strauss en préambule de “Tristes tropiques”.

Par cette phrase polémique qui l’a beaucoup desservi, l’auteur entendait se désolidariser des multiples récits de voyages touristiques en vogue à son époque. Sans reprendre à mon compte son aversion, je dois reconnaître que je ne suis pas un grand voyageur. Parcourir le pays qui m’est familier et ne cesse de me parler aurait pu me suffire.
Mais il y a trop longtemps que je rêve de ces îles, où m’ont précédé Radiguet, Melville, Stevenson, London, Gauguin… Jusqu’à ce capitaine de Roquefeuil vers qui le hasard m’a guidé et dont le périple a servi de base aux “îles du santal”. J’aurais pu ne jamais faire ce grand écart qui sépare l’imaginaire du réel. Pourtant, presque à mon corps défendant, je suis entré en contact, j’ai projeté, organisé. La chance est pour beaucoup dans ce passage à la réalité du voyage. Un festival qui se déroule l’année même de la sortie du livre, un accueil favorable de l’ouvrage à Nuku Hiva et enfin, le soutien espéré de la région Aquitaine au projet de tome II.
Ce n’est donc pas un voyage touristique que j’entreprends, mais un voyage dans l’écriture. Dans ce que l’histoire du lieu et l’imaginaire de ceux qui l’habitent provoqueront d’écho à mon propre questionnement. Je voyage au XXIe siècle pour un projet d’écriture qui se déroule au XIXe. Derrière le présent, je lirai le passé, comme un fantôme caché derrière les vivants. Mais ce sont bien les impressions gravées dans mes sens au présent qui donneront sa chair au texte. Un texte forcément d’aujourd’hui.

Écrire sans voyager, voyager pour écrire

L’écriture des îles du santal est venu concrétiser ma fascination ancienne pour les civilisations du Pacifique. J’ai pourtant écrit ce livre sans jamais avoir pu faire ce voyage rêvé aux îles. Je caressais l’espoir que la parution de ce roman me permettrait, d’une façon ou d’une autre, d’aller aux Marquises. Ce rêve, voire ce fantasme, est sur le point d’aboutir.

En décembre de cette année, aura lieu le Festival des Arts des îles Marquises, un rassemblement qui a lieu tous les quatre ans dans l’une des trois îles les plus habitées de l’archipel. Cette célébration et réinvention de la culture Enana, qui était au bord de l’oubli il y a trente ans, est devenue un des grands rendez-vous culturels polynésiens, où sont invitées des délégations de Tahiti, Hawaï, île de Pâques, Nouvelle Zélande…

Suite à la parution du livre, la mairie de Nuku Hiva m’a invité à venir rencontrer les lecteurs marquisiens,  le 14 décembre, veille de l’ouverture du festival. À cette perspective déjà extraordinaire, vient s’ajouter un second élément. Plusieurs lecteurs m’ont questionné à propos d’une éventuelle suite à ce premier roman. Portée par ce voyage et encouragée par l’éditeur, l’idée est devenu un projet.

Je vais donc mettre à profit ce court séjour programmé (deux semaines) pour parcourir les lieux que j’ai décrits sans les connaître, rencontrer les habitants et les tenants des savoirs traditionnels. Je vais respirer cette île, m’imprégner de ses légendes, de son histoire et de son présent pour mieux me projeter dans une nouvelle aventure d’écriture, nourrie d’inattendu. L’histoire continuera donc là-bas ou plutôt, elle commencera…

Rencontre à la librairie Terra Nova, Toulouse. Animée par le journaliste Jean-Marie Guilloux

Serge Legrand-Vall m’a demandé d’animer cette conversation avec vous et lui… à propos de son dernier ouvrage : “Les îles du Santal”, aux Marquises dans le sillage du Bordelais.

De ce livre, il en parlera, en évoquera et les contours, et l’histoire et le sens. Rien de plus saillant que la parole d’un écrivain sur ses propres écrits. Pour ma part je vais me livrer avant tout, avec l’esprit libre du lecteur, l’esprit du silence, car lire se fait dans le silence de sa propre intimité en quête, par endroits, de celle de l’auteur.

Je vais me livrer à cet exercice de funambule qui consiste en une maïeutique toujours incertaine, intuitive, entre ce que je sais de l’auteur, de sa vie, et ce que je ne savais pas… transmis par l’écriture. C’est-à-dire un acte d’imaginaire, de création. Reste ceci : l’œuvre de l’écrivain et sa vie sont intimement liées. Elles ne font parfois plus qu’un. C’est d’ailleurs le thème de ce livre.

Page à page, surgit ce maillage entre deux histoires et ce maillage constant entre ce qui nous habite tous et sur lequel nous pouvons ressentir le plus souvent un éparpillement, une tension : le lieu de ses propres racines, la quête d’être aimé, la vie tracée jusqu’à la mort, l’éveil de soi, la sensation du manque, la distance du temps, celle de l’éloignement, le lieu du voyage, la quête d’aimer, le désir d’inattendu…

Bref un moteur complexe, celui de nos vies, avec cet inaccessible toujours envisagé sans en dénicher réellement le fil ou sans oser le dénicher (on remet toujours à demain ?), le fil de la Liberté.

Le fil est déjà là chez Serge Legrand-Vall. Une liberté déjà accomplie. Ou plutôt une Liberté déjà conquise… non pas dans une version glorieuse. Mais parce qu’il n’y avait sans doute, pas d’autre choix possible que d’y tenir.

Le lieu des racines.

Serge Legrand-Vall nous apprend à rejeter toute idée « identitaire ». Il n’y a pas de racines. Ce n’est pas le terroir qui nous incarne… mais notre parcours. C’est en passant de la seule langue occitane en l’accompagnant en soi vers Bordeaux la française que le langage nous éclaire enfin. Car c’est nous-mêmes qui projetons nos racines… jusqu’à traverser le monde pour se retrouver toujours soi, aux antipodes des rituels qui nous envahissaient.

La quête d’être aimé, La quête d’aimer

Serge Legrand-Vall nous apprend que cette quête n’est pas uniquement l’apanage d’un manque qui ferait de nous des êtres insatiables. Mais bien au contraire, cette quête peut se jouer  par ceux qui ont été aimés. Mais que cet amour-là a gardé sa part de mystère. Juste ce qu’il faut pour désirer soi et non pas uniquement se projeter à travers le désir des autres.

La vie tracée jusqu’à la mort.

Serge Legrand-Vall nous apprend à déjouer sans cesse la « Sagesse » incarnée par les « autres »… Cette sagesse qui consisterait à se protéger des tourments, à se garantir une vie « normale » sans exception mais avec les autres, à se construire un avenir uniquement avec ce que l’on a sous la main et non ce que l’on est. Avec le risque de se retrouver vieillard en se disant que l’on fut trop crédule (quelle folie !), à trop écouter cette menteuse sagesse qui nous murmure sans cesse : « Demain… Tu as bien le temps ! » Et en se souvenant d’élans et des innombrables joies sacrifiées. Chaque occasion perdue narguant notre sotte prudence.

L’éveil de soi. L’inattendu.

La Liberté habite le jeune Alban, héros de ce roman. Elle le hante. Lui pense qu’il a déjà fait son temps. Demain c’est aujourd’hui.  Jeune, il n’écoute pas cette menteuse sagesse, il acte ce que nous espérons tous : vivre libre. C’est-à-dire se retrouver soi.  Comme c’est déjà le cas. La liberté est là chez ce très jeune homme. Mais elle ne sonne pas comme l’ivresse d’une joie débridée comme on se retrouverait tout à coup sorti d’une cage, sans entraves, toutes amarres larguées. Non. Elle le structure, elle seule vient à son secours. Son seul secours. Depuis sa naissance. Un enfant de la honte comme on disait à l’époque. Oublié par son père, abandonné par sa mère partie pour les Amériques, « arraché » à sa grand- mère… par des parents adoptifs et démunis à qui il nomme sa gratitude. « J’aime, alors il faut partir » semble t il nous dire, nous signifiant plus encore ce qu’exprimait Cendrars dans l’homme foudroyé. Cette liberté des amarres.

Alban a fait son temps… il faut lire ceci : «Un pan de sa vie se terminait dans des tournoiements de jupes ».  Il a le sens des amarres. Les siennes. Lorsqu’il apprend à construire l’indifférence. Celle des orphelins. Celle de celui « qui sait déjà tout ». Mais « ne dit pas » comme s’il apprenait. Pour ne pas être une exception, mais plutôt une «normalité » sociale avec les autres. Lorsque seul, il parlait à sa mère…  absente certes. Mais sa mère. Des amarres aussi entre tous ces espaces contradictoires dont le seul point vivant de rassemblement c’est lui. Lorsqu’il part sur les traces de sa mère vers les Amériques, il s’éloigne de ce dialogue avec elle. Il s’émancipe d’elle.

Serge Legrand-Vall nous invite à mieux cerner les paradoxes de la géographie humaine. Celle de l’espace et du temps. Lui seul peut nous faire entendre que l’Océan est déjà là, palpable, présent, à Lisle-sur-Tarn. Que Agen est un port ouvert au grand large comme le Marseille de Pagnol ou plutôt l’Alexandrie du poète Cavafy. Son port. A Bordeaux, alors qu’il est sur le départ, une jolie jeune femme lui donne un ruban rouge, une nouvelle attache pour le voyage, pendant qu’un vieux loup de mer lui rappelle ceci : «Un marin n’a pas d’autre pays que les ports ».

Ce livre n’est pas un écrit sur le voyage.  Ici le voyage n’est pas un but mais le voyage lui-même, par les épreuves traversées, est un véritable retour sur soi-même. Quelle que soit la terre qu’il abordera au bout de ses épreuves, elle sera, immanquablement, le pays de sa véritable origine.

Jean-Marie Guilloux

Enregistrement de l’entretien à Terra Nova