“La rive sombre de l’Ebre” et “Enfants de la mémoire” à la Casa de España, Toulouse.

Présentation des deux ouvrages par Fabrice Corrons, maître de conférences Catalan-Espagnol à l’Université de Toulouse-le-Mirail, laboratoire LLA-CREATIS.

Présentation du roman par Fabrice Corrons. 09 02 2013 VIDEO

Voici deux ouvrages publiés chez Elytis autour d’histoires de la République Espagnole :

- Enfants de la mémoire. 32 victimes de la guerre d’Espagne racontent, traduction d’un ouvrage espagnol “Traumas de los niños de la guerra y del exilio” étdité le 15 octobre 2010 par l’association pour la Mémoire et l’Histoire du Baix de Llobregat (AMHDBLL) dont le Président est Francisco Ruiz Acevedo. Laure Lataste est la traductrice et la coordonnatrice de cette œuvre collective qui s’est donnée pour priorité de promouvoir ce livre en donnant la parole à ces témoins qui ont vécu et souffert de ces horreurs dues aux fascistes espagnols et européens..
- La rive sombre de l’Ebre. A la recherche d’un père disparu pendant la guerre d’Espagne de Serge Legrand-Vall. Un roman d’apprentissage particulier, car l’initiation a une dimension transfrontalière et se fait hors des sentiers battus, à travers une quête qui, comme l’indique le sous-titre, amène un jeune Français à franchir les Pyrénées pour comprendre la mort de son père, soldat républicain, du côté de Mora d’Ebre.

Deux ouvrages qui se répondent, comme s’ils étaient médiatisés par le miroir de nos vies :

-d’un côté, un témoignage conséquent (330 pages), et polyphonique (32 récits de vie) autour de ce qu’a représenté l’exil pour des enfants, ceux que l’Histoire terrible de la Guerre d’Espagne 36/39 a nécessairement traumatisés avec une acuité particulière… car, comme il est précisé en introduction, la construction de l’enfant, à ses différents âges, de la réalité est bien distincte de celle des adultes. Et nous voyons alors se dessiner un début de panorama, forcément incomplet, de ces sans voix, car chaque récit de guerre est unique par le lieu du traumatisme, le contexte familial, le lieu de l’exil : Gurs, Le Vernet, Elne, Argelès, la Normandie, Limoges, Paris, Bordeaux, etc., en France ; l’Angleterre, le Mexique, Buenos Aires, Oran…

-et d’un autre côté, le travail de création romanesque, d’imagination qui met en lumière, par le biais de la fiction, un autre témoignage.
Un témoignage qui a une valeur équivalente à celle de ces 32 enfants, d’autant plus que ce témoin fictif, Antoine, partage avec celui de Laure Garralaga Lataste des caractéristiques biographiques similaires: ils ont tous les deux vécu le passage de la frontière dans le ventre de leur mère. Dans le cas de la fiction romanesque, cette expérience utérine de l’exil est d’autant plus forte que l’accouchement a lieu juste après avoir passé la frontière espagnole, dans les terres françaises.

Mais cette dramatisation que l’auteur utilise, avec parcimonie et sens du rythme romanesque et du suspense, n’est pas le propre de la fiction. Les témoignages que nous livrent ces 32 enfants de la guerre d’Espagne 36/39 sont tout autant dramatiques, comme le montrent de nombreux récits où le témoin prend le temps d’expliquer sa vie paisible d’avant pour rendre compte avec davantage de force du choc de la guerre qui a dévié le cours normal des choses et de l’évolution psychologique de l’enfant.
Les passages où la guerre et l’exil, forcé, sont décrits avec les yeux des enfants, pourraient être dignes des plus beaux romans et films, mais c’est la tragique vérité. Et c’est cet ancrage inébranlable dans une réalité, une Histoire récente des Espagnols dont nous connaissons tous les faits, qui donne à ces récits de vie, à ces témoignages nécessairement reconstruits par la mémoire une amertume et une gravité singulières. Ces scènes cruelles, ces images-sons d’horreur, de détresse, quoique vues par le filtre de l’adulte qui se remémore son enfance, quoique intégrées dans un récit vital qui fait souvent la part belle à l’avenir plus radieux qu’ont connu ces enfants, quoique mises en contexte et encadrées par une préface et une postface scientifiques de spécialistes de la question des traumatismes, frappent le lecteur.
Il est dur, même si nécessaire, de lire ces récits.

Et c’est peut-être dans cette difficulté de lecture du témoignage vrai que réside une des grandes forces du roman de Serge Legrand-Vall. Parce qu’il nous offre une vision inverse : non pas de celui qui porte, depuis son enfance, le poids d’un passé traumatisant transmis par ses parents et/ou vécu directement. Mais celui qui découvre à la mort de sa mère une trace de son passé, de son père plus exactement, celui qu’est venu par la suite substituer, en quelque sorte, Emile, français détaché de cette guerre d’Espagne. Et qui part à la recherche de cette partie de son identité jusqu’alors mystérieuse, traversant les Pyrénées pour rejoindre Mora d’Ebre, ce petit village du sud de la Catalogne. Là, tout a commencé pour ses parents, son père y est mort pendant la Guerre, et c’est là que tout recommencera pour le protagoniste et pour Núria, cette fille avec qui il partage son passé “catalan” et avec qui il semble qu’il va reconstruire une nouvelle vie en France, fuyant la police franquiste comme sa mère et ses grands-parents avaient fui l’armée rebelle. Le roman se termine par ce nouveau passage symbolique de la frontière espagnole, au milieu des Pyrénées, franchissement qui rappelle celui de la mère quelques 25 ans plus tôt en 1939, et qui permet de boucler la boucle de cette quête identitaire et de recommencer un nouveau cycle de vie, le regard posé à présent vers un futur qu’ils construiront à deux.

La postface de l’ouvrage, en dénonçant l’oubli, imposé ou auto-imposé, de cette période et de ces Espagnols non seulement lie cet ouvrage à ces 32 récits de vie que propose l’autre publication, mais également souligne l’intérêt de la valeur testimoniale de la littérature qui permet de donner une nouvelle “vie”, quoique fictive, à ce passé. Fiction et réalité sont impérieuses, dialectiquement nécessaires, dans la construction de toute personne, de tout citoyen. C’est pourquoi il me semble indispensable de lire et le premier et le second ouvrages. Mieux encore : il me semble judicieux de lire les deux ouvrages en même temps ; de commencer par l’introduction scientifique de l’ouvrage documentaire puis de continuer par le premier chapitre du roman et enfin de lire le premier des 32 témoignages…. et puis de recommencer l’alternance entre ces deux ouvrages. L’un et l’autre se nourrissent mutuellement, s’entremêlent dans un rapport entre fiction et réalité judicieusement régi par le pouvoir de narration de l’esprit humain… car, au bout du compte, tout est question de mémoire. Au poids écrasant de l’horreur paralysante se superpose alors la force téléologique du récit vital, dans un mouvement de va-et-vient permanent et positif.
Et je trouve que cette double publication est d’autant plus réussie qu’elle donne à entendre la voix de cette part de la société française : cette part issue de l’immigration espagnole, de ce traumatisme de la guerre d’Espagne 36/39… une voix qui pendant très longtemps est restée limitée à la communauté espagnole – et c’était par le passé nécessaire de recréer du lien dans ce pays étranger et par rapport à cette guerre qui avait mis dos à dos deux parties théoriquement indissociables d’un même peuple. Mais aujourd’hui, cette communauté espagnole prend pour ceux de ma génération et ceux peut-être de la génération directement antérieure, une autre dimension : elle n’est plus une finalité en soi mais partage avec des héritages communautaires d’autres horizons cette question de l’identité. Qui sommes-nous ? Comment et pourquoi nous identifions-nous simultanément à la société française dont nous sommes les produits actuels, à notre passé communautaire étranger, et à nos pairs, eux-mêmes pour la plupart fils d’autres territoires ?
Il y a dans ce roman et dans ces témoignages cette question de l’identité, de notre territoire, de notre cartographie intime et familiale qui resurgit et qui peut parler à l’ensemble de la société française, au-delà du public précis qui peut être intéressé par ces deux ouvrages. Cette nécessité actuelle d’une mémoire transfrontalière et de la problématique identitaire trouve ici une intéressante matière à réflexion, plurielle par le caractère polyphonique de l’ouvrage documentaire mais aussi par le kaléidoscope des voix qui viennent petit à petit reconstruire le passé. Autant de versions de la réalité que la réalité elle-même. C’est ce que s’est efforcée de montrer la littérature de la mémoire en Espagne depuis le début des années 2000 et c’est ce que propose cette double publication depuis la France, comme si la littérature de la mémoire pouvait traverser les frontières et de surcroît faire à présent le chemin inverse, de la France vers l’Espagne. Voilà, en quelques mots, ce que proposent ces deux ouvrages à mon humble avis.

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